S’ensuit une longue et douloureuse convalescence, pour ne pas dire un véritable parcours du combattant, qui le verra rester alité pendant deux années. Une « assignation à résidence » forcée, mise à profit pour explorer de nouveaux horizons. Une quête initiatique depuis son lit d’hôpital qui va néanmoins lui permettre d’embrasser une nouvelle vocation : la peinture. Pour tuer le temps et l’ennui dans un premier temps, avant de la pratiquer par plaisir. Tout au long de sa vie, comme mentionné en préambule, il demeurera convaincu des vertus thérapeutiques de la peinture.
Cet immobilisme contraint va lui permettre d’esquisser ce qui deviendra l’une de ses marques de fabrique. Il cisèle un art abstrait en s’intéressant notamment aux formes des nuages qu’il contemple dans le ciel, mais également à la force des couleurs de son environnement, à l’instar de ses maîtres Miró et Picasso.
Une fois sa convalescence achevée, Sam Francis va officiellement entamer des études d’art à la très réputée université de Berkeley avant de partir pour San Francisco où il suivra assidûment les cours prodigués par Clyfford Still. Une véritable révélation qui va achever de le convaincre de persister dans cette voie. « Les images de Still étaient organiques, ses couleurs et surfaces n’avaient rien de commun avec ce que nous avions appris à regarder comme étant de la « bonne » peinture moderne […] quelque chose de nouveau, quelque chose que, pour la plupart, nous ne pouvions définir venait d’apparaître », développera-t-il des années plus tard. Fort d’un tel enseignement et d’une telle influence qui renforce sa volonté d’opter pour l’abstraction, le jeune homme s’envole pour Paris en 1948 où, au contact de nombreux autres artistes américains, il va donner corps à son art.
Vers l’infini et au-delà
Ainsi, nourri par l’influence des « Action Painters » qui ont pris d’assaut la capitale française, Sam Francis poursuit sa marche en avant. « L’action painting », comme son nom l’indique, peut être qualifié de peinture active pour notamment caractériser l’importance de la gestualité dans le travail de pléthore d’artistes expressionnistes abstraits. Artistes au premier rang desquels Clyfford Still, véritable père spirituel de Sam Francis et maître d’oeuvre de ce mouvement artistique. S’il ne peut, luimême, être considéré stricto sensu comme une tête de gondole de « l’Action Painting », Sam Francis empreinte allègrement leur technique tout en continuant de tracer son propre sillon. Il étoffe ainsi sa paIette artistique et cherche – chose qu’il faisait déjà sur son lit d’hôpital – à retranscrire cette impression d’infini qu’il a ressentie au moment de voir son avion s’écraser dans le désert. L’infini est une notion ô combien présente dans son oeuvre, doux euphémisme. À ses yeux, la toile blanche sur laquelle il s’exerce se confond avec le ciel usité naguère dans sa première vie d’aviateur. Voilà pourquoi Sam Francis va s’évertuer à ne peindre que le fond, symbole de l’incommensurable et de l’infini en peinture.
Une analyse qui va se muer en mantra : l’infini provenant du fond, il n’est donc guère opportun de peindre des figures puisque seul « l’espace » qui s’étend entre les choses trouve grâce à ses yeux. En outre, sa peinture est un véritable manifeste de l’instantané et de la spontanéité, comme il le soulignera lui-même. « Quand je manipule la couleur, quelque chose commence à arriver et j’ai des idées. Quelquefois, ces idées sont très fugitives. Elles viennent de manière graphique. Quelquefois, la seule manière de les saisir, c’est avec un pinceau et de la couleur. J’utilise une comparaison : c’est comme plonger dans une eau très profonde et qui serait très, très froide et vous n’avez peut-être que cinquante secondes pour aller au fond et ressortir… Ainsi, il y a un moment où, pour attraper l’idée, vous devez travailler vite, sans penser. » Car il convient de ne pas occulter, comme brièvement mentionné en préambule lors de son séjour à l’hôpital, l’importance des couleurs dans le travail et l’oeuvre de Sam Francis.
« Un accroissement de la lumière est un accroissement de l’obscurité »
Si sur son lit d’hôpital, l’observation des couleurs de son environnement était l’une des clés de voûte de son apprentissage, Sam Francis va peaufiner sa réflexion au point de mettre en symbiose les tonalités présentes dans l’espace au sens strict et les couleurs de l’émotion. « Un accroissement de la lumière est un accroissement de l’obscurité », abonde-t-il. Une observation qui peut paraître, de prime abord, assez nébuleuse mais qui se reflète parfaitement dans ce qui est considéré par les exégètes de l’oeuvre de Sam Francis comme l’un de ses plus grands chefsd’oeuvre, sobrement baptisé « Deep Orange and black ». Ainsi, au sein de cette huile sur toile, on distingue très nettement l’obscurité et la lumière s’entremêler dans une forme d’allégresse par l’intermédiaire de réseaux de coulures noires et colorées comparables à des fils reliant les tâches entre elles. Pour autant, si le noir semble vouloir s’accaparer la toile, il n’a pas encore totalement accompli son prodige comme en attestent les nombreuses zones de couleur encore présentes sur la toile.
Une manière de peindre et un style qui accentuent cette impression de mouvement permanent. C’est à partir de ce moment-là que l’aura de l’artiste va s’étendre à l’international. Un truisme pour certains, à l’instar du critique d’art Michel Tapié qui, en 1958, dans la revue d’avant-garde japonaise Gutaï, estime que « l’art ne peut être considéré à une échelle autre que mondiale ». Après des pérégrinations qui l’entraîneront de Tokyo à la Californie et même à Berne, en Suisse, où il sera notamment hospitalisé en 1961, à cause de sa tuberculose rénale. Une maladie qu’il mettra – encore – au service de sa virtuosité puisque cette hospitalisation interviendra pendant l’élaboration de sa série « Blue Balls » (1960-1963), expression de la douleur que lui inflige sa maladie. L’artiste continuera de peindre tout au long de sa vie, y compris au crépuscule de son existence. Il passera ainsi la dernière année de sa vie, 1994, à peindre 150 petites oeuvres de la main gauche, le cancer ayant paralysé sa main droite. Toujours avec cette volonté chevillée au corps de mettre le fond au service de la forme. Jusqu’au bout.